Les instrumentistes sont-ils des athlètes comme les autres ?
Céleste Rousseau, PhD, PT
Unité Recherche ERPHAN, Université Versailles Saint-Quentin – Paris Saclay, Versailles, France
Devenir musicienne ou musicien
A l’heure actuelle, le parcours des musiciens et musiciennes professionnels s’est très nettement institutionnalisé, et nous retrouvons de moins en moins de stricts autodidactes, comme bon nombre de héros du jazz ou du rock (pensons à Jimi Hendrix, Elton John ou Dizzy Gillespie, pour n’en citer que quelques-uns).
Devenir professionnel de la musique se prépare très tôt. Si quelques instruments, comme la contrebasse par exemple, peuvent parfois échapper à cette règle, on considère que les chances d’en faire son métier s’amenuisent plus les années passent. Ainsi, généralement, on commence à s’asseoir sur son tabouret de piano ou à prendre en main son archet à 6 ans, parfois 4. Un premier point commun avec les athlètes de haut niveau. Et un premier facteur de risque, également. Commencer une activité aussi spécifique, aussi chronophage, aussi demandeuse, et s’y identifier dès le plus jeune âge, c’est à la fois enthousiasmant et à la fois très douloureux quand cette pleine identification est contrariée, temporairement ou définitivement, à différents niveaux.
Et devenir musicienne ou musicien, c’est aussi maintenir des postures contraignantes, souvent asymétriques, des heures durant, exécuter des mouvements extrêmement répétitifs et d’une grande difficulté, et développer, de fait, un contrôle moteur d’une immense précision et d’une grande finesse. C’est devoir pratiquer deux, puis quatre, six, parfois huit heures par jour son instrument, et alterner entre satisfaction fugace et profonde déception, entre échec et succès à ses propres yeux (qui sont souvent les plus intraitables) et à travers les oreilles de son professeur, de ses collègues ou de son auditoire.
Athlètes, esthètes ou les deux ?
La réception de cette comparaison est inégale : certains musiciens la revendiquent, tandis que d’autres l’exècrent. Pourtant, il existe bon nombre de points communs entre ces femmes et ces hommes qui font de leur passion un métier, au moins pour une partie de leur vie.
Quelques articles utilisent même cette terminologie dans le titre-même de leur papier :
- Schaefer et Speier (2012) parlent de problèmes médicaux fréquents chez les « athlètes instrumentaux » ;
- Bird (2009) titre son éditorial de la façon suivante : « L’artiste de performance comme un athlète de haut niveau » ;
- Baadjou et al. (2015) investigue la pratique d’activité sportive de musiciens, se demandant si ces derniers ne seraient pas des « athlètes inactifs ».
Enfin, Jessica Stanhope s’interroge au sujet de la performance physique et des troubles musculo-squelettiques : musiciens et athlètes sont-ils sur un pied d’égalité (Stanhope, 2016)?
Pourtant, une différence nous semble absolument fondamentale à décrire. Si le sport s’accompagne d’une performance strictement mesurée – on perd un match face à une équipe plus performante, on saute plus haut, plus loin que les autres, on bat son record personnel en minutes, voire en secondes – la performance musicale est d’une tout autre nature. Elle ne se mesure pas. Il ne viendrait à personne de quantifier la régularité de chacune des notes sur les 5144 qu’effectue un percussionniste pendant le boléro de Ravel ! Personne non plus ne mesure les décibels pendant un concert de metal ou la vitesse d’exécution d’une étude de Glass. L’interprétation musicale, sa virtuosité, son incarnation est subjective. Elle est perçue différemment par chacun et elle n’est pas objectivable, bien qu’elle puisse parfois être notée, sanctionnée, comme lors d’examens de fin d’année ou de concours d’entrée à l’orchestre. Il est ainsi question d’esthétique voire d’esthétique relationnelle pour reprendre le concept de Nicolas Bourriaud (N. Bourriaud 1998)
Des facteurs de risque communs à la pratique du sport et de la musique
Il existe bon nombre de facteurs de risque décrits dans la littérature que nous pourrions attribuer à la fois aux sportives et sportifs de haut niveau et à la fois aux musiciennes et musiciens.
Dans notre première étude de thèse, nous nous sommes attelés à décrire un modèle théorique des facteurs de risque de développement de troubles musculo-squelettiques chez le musicien d’orchestre (Rousseau et al., 2021), reproduit ci-contre.
En parcourant les neuf catégories dudit modèle, on peut aisément comparer les deux populations et constater que de nombreux facteurs de risque leur sont communs.
D’abord, en ce qui concerne les caractéristiques individuelles, comme pour les sportifs de haut niveau, sexe, âge, hérédité et caractéristiques anthropométriques sont des facteurs communs. De la même façon, les habitudes de vie, telles que la façon dont on se nourrit, la quantité d’eau que l’on boit par jour, la consommation de toxiques ou le nombre d’heures de sommeil et sa qualité, sont autant de facteurs que l’on retrouve dans la population générale, et a fortiori chez les musiciens comme chez les sportifs de haut niveau.
Enfin, si le musicien présente la particularité d’adopter des postures contraignantes, parfois asymétriques, sur une très longue durée, ce qui n’est pas le cas de la plupart des sportifs, la charge physique est nettement moins importante, notamment si l’on pense à l’endurance nécessaire (sauf cas extrême des batteurs notamment) ou force à développer. Plus encore que les sportifs, les musiciens utilisent des muscles rarement mobilisés avec cette finesse et cette précision, comme les muscles du masque chez les instrumentistes à vent.
Nous noterons qu’une différence fondamentale réside dans le fait que la population générale est tout à fait consciente qu’une activité sportive peut être à risque, contrairement à la pratique de la musique (Stanhope, 2016). La musique est rarement vue en premier lieu comme une activité à risque, une activité de la performance et pourtant…
Ces dernières années, certains tabous autour des blessures des instrumentistes ont été levés et le discours relatif à la prévention des troubles musculo-squelettiques commence à se faire entendre. Les musiciens parlent de plus en plus entre eux et au grand public. Pour aller plus loin, vous pouvez écouter le podcast “I broke a leg” de l’Association Française pour la Santé des Artistes de Performance.
Quelle place pour la prévention ?
La littératie en santé des musiciens a été décrite comme assez mauvaise relativement récemment par un consortium d’experts spécialisés de la santé des musiciens (Guptill et al., 2022). En règle générale, les musiciens ne savent ni quand consulter, ni qui aller voir. Ils poussent la porte de nos cabinets très tard, allongeant souvent la durée des soins et compliquant la rééducation.
Peu de pratiques préventives sont retrouvées chez les musiciens, que ce soit pendant leurs études en vue de leur professionnalisation ou une fois leur diplôme en poche. Aucun cours sur le fonctionnement du corps n’est dispensé, alors qu’il s’agit tout de même de leur tout premier instrument (sans corps, pas de musique) et on constate en discutant avec des musiciens qu’il existe beaucoup de croyances sur le fonctionnement de ce dernier ou les mécanismes de la douleur, par exemple. Aussi, peu de musiciens s’échauffent avant de jouer et la plupart de ceux qui disent s’échauffer le font à l’instrument. Le rugbyman, pour s’entraîner, passe-t-il son temps dans la mêlée ? Non : il travaille au renforcement de ses muscles, il entraîne son cœur, il travaille sa technique. Rien de tout cela n’est pratiqué par les musiciens, alors que tous ces principes pourraient être parfaitement transférables du monde du sport de haut niveau à celui de la musique, ce qui s’accompagnerait probablement d’une amélioration de la santé globale des musiciens, sans aucun doute.
De plus, contrairement aux sportifs qui continuent d’être « coachés », les musiciennes et musiciens professionnels, sauf exception, ne reçoivent plus aucune instruction en ce qui concerne leur technique instrumentale ou quoi que ce soit qui s’apparenterait de près ou de loin à leur jeu (Stanhope, 2016). Dès lors, personne à part eux-mêmes, ne peut endosser le rôle de garde-fou qui leur permettrait de continuer à faire attention à leur posture, à leur technique, dans le but, entre autres, de prévenir tout risque de blessure.
C’est parce que les kinésithérapeutes sont en première ligne de la prise en charge des TMS des instrumentistes, qu’il s’agisse de tendinopathies de l’épaule, de syndrome du canal carpien, de cervicalgies, de lombalgies, voire de dystonies de fonction qu’une formation dédiée à la prise en charge des artistes de la performance musicale est proposée chez Kiné au TOP.
Références
- Baadjou, V. A., Verbunt, J. A., van Eijsden-Besseling, M. D., Huysmans, S., & Smeets, R. J. (2015). The musician as (in) active athlete? Exploring the association between physical activity and musculoskeletal complaints in music students. Medical problems of performing artists, 30(4), 231-237.
- Bird, H. A. (2009). The performing artist as an elite athlete. Rheumatology, 48(12), 1469-1470.
- Guptill, C., Slade, T., Baadjou, V., Roduta Roberts, M., de Lisle, R., Ginsborg, J., … & Wijsman, S. (2022). Validity and reliability of the musicians’ health literacy questionnaire, MHL-Q19. Frontiers in Psychology, 13, 886815.
- Rousseau, C., Barton, G., Garden, P., & Baltzopoulos, V. (2021). Development of an injury prevention model for playing-related musculoskeletal disorders in orchestra musicians based on predisposing risk factors. International Journal of Industrial Ergonomics, 81, 103026.
- Schaefer, P. T., & Speier, J. (2012). Common medical problems of instrumental athletes. Current sports medicine reports, 11(6), 316-322.
- Stanhope, J. (2016). Physical performance and musculoskeletal disorders: Are musicians and sportspeople on a level playing field?. Performance Enhancement & Health, 4(1-2), 18-26.